Stages d’une semaine pour expérimenter, par la peinture, les lois fondamentales des couleurs.
Enseignement basé sur les recherches de Johannes Itten (1888-1967)
Je voudrais que les gens sachent qu'il ne faut pas s’approcher de la couleur comme on entre dans un moulin, qu'il faut une sévère préparation pour être digne d'elle
Johannes Itten, un des protagonistes de l’art abstrait, fut professeur au Bauhaus à Weimar de 1919 à 1923, aux côtés de Klee et Kansdinsky.
Ses travaux de recherches sur la couleur qu’il a menés en lien avec ses élèves ont fortement inspiré l’enseignement artistique contemporain.
Son livre "L'art de la couleur", paru à la fin de sa vie, est un véritable traité des couleurs.
Il y réalise ce que Delacroix a toujours réclamé pour l'enseignement artistique : une vaste étude des lois de la couleur.
"Tout ce qu'on peut apprendre dans les livres ou par des maures ressemble à un véhicule", ainsi s'exprime un passage du Veda. Plus loin on y lit : "Mais ce véhicule n'est utile qu'aussi longtemps qu'on se trouve sur la route. Celui qui arrive au bout de la route carrossable abandonne le véhicule et part à pied".
Je veux essayer, au moyen d'un livre, de bâtir un véhicule utile, qui puisse venir en aide à tous ceux qui s'intéressent aux problèmes artistiques de la couleur. On peut aussi aller sans véhicule et sur des voies non frayées, mais on avance alors lentement et dangereusement. Si l'on se propose d'atteindre un but éloigné et élevé. Il est à conseiller au début d'utiliser un véhicule, afin d'avancer rapidement et avec sécurité.
Beaucoup d'étudiants m'ont aidé à trouver les matériaux de construction de ce véhicule. Je les remercie pour les nombreuses questions qu'ils m'ont posées.
L'enseignement ici développé est un enseignement esthétique des couleurs et il est né de l'expérience et de l'intuition d'un peintre. Pour l'artiste, l'effet des couleurs est décisif, et non pas la réalité des couleurs, telles qu'elles sont étudiées par les physiciens et les chimistes. L'effet des couleurs est contrôlé par l'intuition. Les nombreuses reproductions en couleurs ci-jointes sont par conséquent indispensables. Je sais que le secret le plus profond et le plus essentiel de l'action des couleurs demeure invisible même pour l'œil et ne peut être contemple que par le cœur. L'essentiel se dérobe aux formules.
Existe-t-il pour l'artiste et pour le domaine esthétique des lois de la couleur d'une application générale, ou des règles, ou bien le jugement esthétique des couleurs n'est-il soumis qu'aux appréciations individuelles ? Mes élèves m'ont très souvent posé cette question et chaque fois ma réponse fut la suivante - Si vous pouvez, sans le savoir, créer des chefs-d'œuvre de couleur, votre voie c'est de ne pas savoir. Mais si de votre absence de science vous ne pouvez tirer des chefs-d'œuvre de couleur, vous devez essayer de vous instruire.
Les enseignements et les théories sont bons pour les heures de faiblesse. Aux heures fortes les problèmes se résolvent par l'intuition, comme d'eux-mêmes.
Des études approfondies chez les grands maîtres de la couleur m'ont donné la ferme conviction que ceux-ci possédaient tous une science des couleurs.
Les traités des couleurs de Goethe, Runge, Bezold, Chevreul et Holzel ont été d'un grand prix pour moi.
Je souhaite pouvoir, dans ce livre, résoudre un grand nombre de problèmes posés par la couleur. Je n'exposerai pas seulement quelques lois fondamentales et quelques règles objectives, mais je traiterai aussi du domaine des limitations subjectives dans le sens des jugements de valeur pour le domaine de la couleur et j'essaierai d'y apporter des précisions.
Si nous voulons nous libérer de la contrainte subjective, nous ne pouvons y parvenir que par la science et la connaissance des lois fondamentales et objectives.
En musique, l'enseignement de la composition est depuis longtemps partie importante et allant de soi de la formation musicale. Mais un musicien peut connaitre le contrepoint musical et être quand même un compositeur ennuyeux, si l'intuition et l'inspiration lui font défaut. De même, un peintre peut connaitre toutes les possibilités de la composition des formes et des couleurs et demeurer un incapable, si l'inspiration lui est refusée. Goethe a dit le génie consiste en 99% de transpiration et 1% d'inspiration. J S Bach s'exprimait d'une façon analogue. Il y a des années Richard Strauss et Hans Pfitzner se sont querellés dans un journal, quant à la part de l'inspiration et à celle du travail contrapunctique et logique. Strauss écrivait que dans ses compositions, il y avait 4 à 6 mesures d'inspiration, le reste étant du travail contrapunctique. Pfitzner répliquait : "Il peut être exact que Strauss n'écrive avec inspiration que les 4 à 6 premières mesures de sa musique, mais j'ai constaté que Mozart a souvent composé de nombreuses pages toutes d'inspiration".
Léonard, Durer, Grunewald, Greco et d'autres peintres n'ont pas dédaigné d'explorer par la raison les moyens artistiques de création. Comment l'autel d'Isenheim aurait-il pu être peint sans que son auteur eût réfléchi à la forme et à la couleur ? Charles Blanc a écrit dans "Les artistes de mon temps" au sujet de Delacroix, que les éléments de l'enseignement des couleurs n'ont été ni analysés, ni enseignés dans nos ateliers d'art, parce qu'on tient pour inutile en France d'étudier les lois de la couleur, selon le proverbe on peut devenir dessinateur, on nait coloriste. Des secrets de l'enseignement de la couleur ? Pourquoi nommerait-on secrets les principes que tous les artistes doivent connaître et qui auraient dû leur être enseignés à tous ?
La connaissance des lois de la création artistique ne doit pas être une camisole de force, mais au contraire elle doit libérer de l'incertitude et des impressions hésitantes. Que tout ce qu'on appelle lois des couleurs n'ait qu'une valeur relative, cela va de soi quand on songe à la complexité et à l'irrationalité des effets de couleurs.
Que de merveilles, au cours des temps, ont été pénétrées par l'effort de la raison humaine, qui a reconnu leur essence ou leurs lois ! Néanmoins, elles demeurent aussi merveilleuses, tels l'arc-en-ciel, l'éclair, le tonnerre, la gravitation, etc.
Comme la tortue replie ses membres sous sa carapace pour se mettre à l'abri, ainsi l'artiste bat en retraite avec ses connaissances, quand il travaille par intuition. Serait-ce préférable pour la tortue de n'avoir pas de membres ?
La couleur, c'est la vie, car un monde sans couleurs nous parait mort. Les couleurs sont les idées originaires, les enfants de la lumière qui fut à l'origine incolore, et de son partenaire l'obscurité également incolore. Comme la flamme engendre la lumière, ainsi la lumière engendre les couleurs. Les couleurs sont les filles de la lumière et la lumière est la mère des couleurs. La lumière, ce phénomène fondamental du monde, nous révèle par les couleurs, l'esprit et l'âme vivante de ce monde.
Rien ne pourrait plus profondément et plus fortement nous émouvoir, nous autres hommes, que l'apparition dans notre ciel d'une immense couronne lumineuse de couleurs.
L'éclair et le tonnerre nous effraient, mais les couleurs de l'arc-en-ciel ou de l'aurore boréale nous pacifient et élèvent notre âme. L'arc-en-ciel est considéré comme un signe de paix.
Le verbe et son accent, la forme et sa couleur sont les réceptacles d'un message de l'au-delà, que nous contemplons pensivement. De même que l'accent confère au mot prononcé un éclat coloré, de même la couleur donne à la forme une plénitude et une âme.
L'essence originale de la couleur est une résonance de rêve, une lumière devenue musique. A l’instant où je réfléchis à la couleur, où je forme des notions, où je pose des phrases, elle perd son parfum et je ne tiens plus entre les mains qu'un corps sans âme.
Nous pouvons, parmi les témoignages des époques les plus anciennes demander à la couleur quel était l'état de sensibilité de ces peuples.
Les Égyptiens et les Grecs prenaient une grande joie aux créations colorées et multicolores
En Chine, déjà avant l'ère chrétienne il y eut de grands peintres. Un empereur de la dynastie des Han possédait en 80 av. J.-C. des salles de dépôt un musée, pour ses collections de peintures qui auraient été d'une grande beauté de couleurs. A l'époque Tang (618-907 après J.-C.) surgit en Chine une école de peinture murale et de chevalet très coloriste. Simultanément parurent de nouveaux vernis jaunes, rouges, verts et bleus pour les céramiques.
À l'époque Song (960-1279 après J.-C), le raffinement des couleurs devint extraordinaire. Les couleurs des images devinrent plus variées et en même temps plus naturalistes. En céramique parurent beaucoup de couleurs de vernis d'une beauté encore inconnue, comme les céladons et les clairs de lune.
Du premier millénaire après J.-C. nous possédons en Europe des mosaïques polychromes romaines et byzantines, très colorées. L'art de la mosaïque a de grandes exigences au point de vue de la couleur, car chaque surface colorée est composée d'un grand nombre de petits points colorés dont chacun doit être essayé et étudié. Les artistes mosaïstes de Ravenne savaient, au 5 ème et au 6 ème siècle, réaliser beaucoup d'effets divers de couleurs au moyen de complémentaires.
Au mausolée de Galla Placidia règne une étrange atmosphère lumineuse de gris colorés. Elle naît du fait que les parois de mosaïque bleue du local sont inondées d'une lumière orangée qui vient des étroites fenêtres garnies d'albâtre orangé et qui filtre dans la salle. L'orangé et le bleu sont complémentaires et, mélangés, ils engendrent du gris. Quand le visiteur de la chapelle se déplace, il perçoit en chaque point du local des quantités différentes de lumière, soit à prédominance bleue, soit à prédominance orange, car les parois reflètent les couleurs sous des angles sans cesse différents. Ces variations de couleurs lumineuses font naitre chez le visiteur une sensation de flottement dans les colorations.
Dans la peinture des miniaturistes irlandais, moines du début du moyen-âge, on trouve aux 8 ème et 9 ème siècles des colorations très variées et très différenciées. Les plus étonnants dans le rayonnement de leur force ce sont ces feuillets ou les couleurs les plus diverses sont rendues avec la même intensité. De là naissent des effets de contrastes chaud-froid tels que nous n'en retrouvons l'équivalent ensuite que chez les impressionnistes et chez Van Gogh. Il y a des pages du "Book of Kells" qui dans l'accomplissement logique des couleurs et le rythme linéaire organique se présentent d'une façon si grandiose et si pures qu'elles ressemblent à des fugues de Bach. La sensibilité et l'intelligence artistique de ces miniaturistes "abstraits" trouvent une suite monumentale dans l'art des peintres verriers du moyen-âge. Si au début de l'art du vitrail on n'a employé que peu de couleurs différentes, et si pour cette raison le coloris parait sommaire, la cause en est qu'à cette époque la technique de fabrication des verres ne permettait l'usage que de peu de couleurs. Mais si l'on reste toute une journée dans la cathédrale de Chartres, dans la lumière variable des heures et si l'on étudie ainsi les vitraux on expérimente finalement comment le soleil couchant éveillé dans la grande rose au-dessus du portail d'entrée une symphonie puissante de couleurs et cet instant dans sa beauté supraterrestre demeure inoubliable.
Les artistes romans et des premiers âges gothiques employèrent pour leurs peintures murales ou leurs tableaux les couleurs comme moyens d'expression symboliques. C'est pourquoi ils s'efforcèrent de réaliser des accords de tons simples et purs. On ne cherchait pas la différenciation en divers tons et des variations de couleurs ou la multiplicité de couleurs de différents caractères mais un effet simple, direct et symbolique. Les formes étaient, elles aussi traitées de cette manière.
Giotto et les Siennois furent sans doute les premiers peintres qui individualisèrent les figures quant à la forme et au coloris et introduisirent ainsi un mouvement qui après 1400 conduisit à une multiplicité imposante de personnalités de peintres des plus diverses tels que nous les rencontrons dans l'Europe des 15ème, 16ème et 17ème siècles.
Les frères Hubert et Jean Van Eyck vinrent dans la première moitié du 15ème siècle donner des tableaux ayant pour base de composition les couleurs locales, des personnes et des objets représentés.
À partir de ces couleurs locales par des tons éteints et lumineux clairs et obscurs on développait des accords pittoresques réalistes très proches de la nature. Les couleurs devenaient un moyen de caractériser les objets naturels. En 1432 fut peint le polyptique de l'autel de Gand et en 1434 Jean Van Eyck peignit le premier portrait de l'époque gothique le portrait double d'Arnolfini et de son épouse.
Piero della Francesca (1440-1492) peignit des personnages aux contours très cernés, au moyen de couleurs simples expressives dont les complémentaires équilibraient la composition. Les couleurs elles-mêmes sont chez Francesca des tons rares mais caractéristiques.
Leonard de Vinci (1452-1519) ne voulut pas de couleurs fortes. Il peignit ses tableaux avec d'infinies nuances de tonalités. Les peintures représentant saint Jérôme et l'Adoration des rois ne sont que des sépias dans des accords clair-obscur.
Le Titien (1477-1576) dans ses œuvres de jeunesse a opposé des surfaces uniformément colorées les unes aux autres. Plus tard il décomposa ces surfaces en un nombre toujours plus grand de modulations plus chaudes et plus froides plus claires et plus obscures, plus éteintes et plus lumineuses, comme on peut le voir le plus évidemment dans le portrait de "Bella" de la galerie Pitti à Florence. Dans ses œuvres postérieures il développa l'image à partir d'une tonalité d'ensemble et un grand nombre de tons clairs-obscurs de cette couleur. Comme exemple on peut indiquer "le couronnement d'épines" de la Pinacothèque de Munich.
Le Greco (1S45-1614) fut élève de Titien. Il est revenu à la multiplicité des tons de celui-ci avec de grandes surfaces colorées expressives. Son coloris unique, souvent bouleversant, n'agit plus en tant que ton local, mais abstraitement en correspondance avec les exigences d'expression psychiques des thèmes pittoresques. C'est pourquoi le Greco est devenu un précurseur de la peinture sans objet. Ses surfaces colorées ne désignent plus des choses, elles s'organisent en purs accords de tons pittoresques.
Grunewald (1475-1528) avait trouvé cent ans auparavant la solution du problème que se posait le Greco. Alors que le Greco lie toujours très fortement et d'une manière individuelle les tons colorés au moyen de tons gris et noirs, Grunewald avait placé une couleur contre l'autre.
Une domination que l'on peut dire objective de la totalité des couleurs lui permet de trouver pour chaque motif pittoresque les couleurs qui conviennent. L'autel d'Isenheim montre dans toutes ses parties une multiplicité de couleurs, d'effets et de caractères de celles-ci, telle que l'on peut parler d'une composition colorée spirituelle et universelle. "L'Annonciation", "Le Concert des anges" (tableau IX), "Le Christ en croix", "La Résurrection" (tableau XXVII) sont des peintures qui, aussi bien par leur forme que par leurs couleurs, diffèrent entièrement les unes des autres.
Grunewald a même sacrifié à la vérité artistique de chacun des thèmes pittoresques, l'unité décorative de l'ensemble de l'autel. Il s'est placé au-dessus de cette loi scolaire pour demeurer vrai et objectif.
Il a réussi ici à fondre au sens le plus profond, l'ensemble des trois possibilités d'action de la couleur leur force psychiquement expressive, leur vérité spirituelle symbolique et leur précision réaliste.
Rembrandt (1606-1669) est considéré comme le représentant proprement dit de la peinture en clair-obscur. Bien que Léonard, Titien et le Greco aient utilisé le même moyen d'expression par contrastes clair-obscur, le cas de Rembrandt est néanmoins tout à fait différent. Il sentait la couleur comme une matière dense. Avec des tons de glacis transparents, gris et bleus ou jaunes et rouges, il créait dans sa matière picturale une impression de profondeur, qui possède en elle une étrange vie spirituelle. Par le fait que Rembrandt utilisait un mélange non pâteux de tempera et de couleur à l'huile, il obtenait des textures qui rayonnent d'une extraordinaire puissance suggestive de réalité (Tableau VI, "L'homme au casque d'or"). La couleur chez Rembrandt devient une puissance lumineuse matérialisée, à tensions multiples. Des couleurs pures ont souvent l'éclat de joyaux au sein d'une substance éteinte.
Avec le Greco et Rembrandt nous nous trouvons au centre des problèmes de la couleur de l'âge baroque. Dans les architectures baroques poussées à l'extrême de la tendance, l'espace statique se trouve dissocié en rythmes dynamiques. La couleur sert à cette même tendance. Elle perd sa signification objective et devient un moyen abstrait de rythmer l'espace. Finalement elle est employée pour viser à la réalisation des profondeurs d'espaces illusionnistes. Les peintures du Viennois Maulbertsch (1724-1796) montrent dans toute sa clarté la conception pittoresque des couleurs de l'âge baroque.
L'art de l'Empire et du classicisme limite la couleur essentiellement au noir, au blanc au gris et ne s'anime que parcimonieusement de quelques couleurs. Cette peinture réaliste et sobre dans ses effets a été éliminée par le romantisme. Le début du mouvement romantique est marqué en Angleterre par Turner (1775-1851) et Constable (1776-1837). En Allemagne ses grands représentants étaient alors Caspar David Friedrich (1774-1840) et Philipp Otto Rung. (1777-1810). Ces peintres employaient la couleur comme un moyen d'expression "psychique", pour procurer à leurs paysages l'ambiance. Par exemple Constable ne posait pas le vert sur sa toile comme une couleur uniforme, mais il le résolvait en les nuances les plus subtiles, du clair et de l'obscur, du chaud et du froid, de l'éteint et du lumineux. Ainsi les surfaces colorées devenaient vivantes et mystérieuses. Turner a peint des compositions colorées sans objets, pures abstractions, qui permettent de le classer comme le premier des "abstraits" de la peinture européenne.
Delacroix (1798-1863) vit à Londres les peintures de Turner et de Constable. Il fut très impressionné par le coloris de ces tableaux. Revenu à Paris, il retoucha ses toiles dans cet esprit et fit une grande sensation au salon de Paris en 1820. Il s'est jusqu'à la fin de sa vie préoccupé intensément des problèmes de couleurs et des lois des couleurs. On peut constater qu'au début du dix-neuvième siècle l'intérêt fut général pour les effets et les lois de la couleur. Philipp Otto Runge publia son traité de la couleur avec la sphère des couleurs comme forme symbolique élémentaire, en 1810. Le grand ouvrage de Goethe sur les couleurs parut également en 1810. En 1816 Schopenhauer publia son ouvrage "la vue et les couleurs". En 1839, le chimiste et directeur de la manufacture des Gobelins de Paris, M. E. Chevreul (1789-1889) publia son ouvrage : "De la loi du contraste simultané des couleurs et de rassortiment des objets coloriés". Ce travail devint la base scientifique de la peinture impressionniste et néo-impressionniste. Les impressionnistes, grâce une étude approfondie de la nature, arrivèrent à une conception toute nouvelle de la couleur. L'étude de la lumière du soleil qui modifie la couleur du ton local des objets et celle de la lumière du soleil donnant aux paysages leur coloris caractéristique permirent aux impressionnistes de réaliser des créations essentiellement nouvelles. Monet a étudié ces phénomènes si consciencieusement qu'il lui a fallu pour représenter un paysage, à chaque heure du jour, une toile nouvelle, parce que selon le déplacement du soleil, les variations de couleurs commandées par la lumière et les couleurs réfléchies sans cesse changeantes, il n'avait que ce moyen de rendre l'image véridique. Le meilleur témoignage en faveur de cette méthode de travail nous est donné par ses "Cathédrales" qui sont exposées au Musée impressionniste du jeu de Paume à Paris.
Les néo-impressionnistes ont décomposé les surfaces colorées en points de couleur individuels. Ils disaient que tout mélange pigmentaire rompait la force des couleurs; seulement dans l'œil du spectateur les points de couleurs pures devaient recomposer les mélanges. Comme fondement théorique de cette méthode de décomposition des couleurs les impressionnistes et les néo-impressionnistes invoquaient la doctrine des couleurs de Chevreul.
Partant des impressionnistes, Cézanne arriva à une construction logiquement élaborée du coloris de ses toiles. Il voulait faire de l'impressionnisme quelque chose de "solide", ses tableaux devaient avoir pour fondement une loi des formes et des couleurs. Outre ses créations rythmiques et formelles, Cézanne est revenu de la méthode pointilliste décomposant la couleur à une conception des surfaces colorées closes sur elles-mêmes et modulées. Par modulation d'une couleur il entendait les variations de celle-ci en tons chauds-froids, clairs-obscurs ou éteints-lumineux. Grâce à ces modulations sur toute la surface de la toile, il réalisait de nouveaux accords pittoresques d'un effet très vivant.
Titien et Rembrandt s'étaient contentés de moduler en couleurs les visages ou les figures, alors que Cézanne traitait toute la toile comme une unité aux points de vue formel, rythmique et coloré. Dans la nature-morte "Pommes et Oranges" (Tableau XII), on peut voir clairement cette nouvelle unité, Cézanne voulait recréer la nature à un niveau plus élevé. Dans ce but il se servait avant tout des contrastes musicaux d'un effet aérien, de froid et de chaud. Cézanne et après lui Bonnard ont peint des toiles qui sont entièrement établies sur le contraste froid-chaud.
Henri Matisse (1808-195) a renoncé à la modulation des couleurs et a de nouveau utilisé des surfaces colorées simples, lumineuses, groupées d'une façon expressive selon un équilibre subjectif. Il appartenait, avec Braque, Derain et Vlaminck, au groupe pension des "fauves".
Les cubistes Picasso, Braque et Gris se sont servis des couleurs comme de valeurs clair-obscur. Leur intérêt principal allait à la forme. Ils désagrégèrent les formes des objets en formes pittoresques abstraites et géométriques et obtinrent par des gradations de tonalités des effets de relief.
Les expressionnistes Munch. Kirchner. Heckel. Nolde et les peintres du "Cavalier bleu", Kandinsky, Marc, Mancke, Klee, voulurent rendre à la peinture un contenu psychique et spirituel. Figurer par des formes et des couleurs des expériences vitales "intériorisées" et spiritualisées tel fut le but de leur création picturale.
Kandinsky commença en 1908 à peindre des tableaux sans objet. Il disait que chaque couleur possédait son propre pouvoir d'expression et que pour cette raison existait la possibilité d'exprimer des réalités spirituelles sans objet significatif.
Autour d'Adolf Hölzel se rassembla à Stuttgart un groupe de jeunes peintres, qui écoutait ses enseignements concernant la couleur. Cet enseignement de la couleur reposait sur les notions de l'enseignement des couleurs de Goethe, Schopenhauer et Bezold.
En diverses localités d'Europe entre 1912 et 1917, des artistes, indépendants les uns des autres, ont travaillé, dont les œuvres sont groupées aujourd'hui sous le terme générique d'"art concret". A ces peintres appartiennent Kupka, Delaunay, Malewitsch, Arp, Mondrian et Vantongerloo. Leurs peintures représentent des formes sans objet la plupart du temps géométriques et des couleurs du spectre dans leur pureté dans l'ensemble traitées comme des objets réellement saisissables. Les formes et les couleurs que l'esprit peut saisir sont des moyens de construction qui permettent d'introduire un ordre évident dans l'édifice pittoresque.
Les surréalistes, Max Ernst, Salvador Dali et d'autres ont utilisé les couleurs comme moyen d'expression pour réaliser picturalement leurs "irréalités".
Les tachistes sont des "sans lois" aussi bien pour la forme que pour la couleur.
Le développement de la chimie des couleurs de la mode et de la photographie en couleurs a éveillé un intérêt général très large pour les couleurs et la sensibilité aux couleurs de chacun s'est trouvée très affinée. Mais cet intérêt pour les couleurs est aujourd'hui presque entièrement de nature optique et matérielle et ne repose pas sur des expériences spirituelles et psychiques C'est un peu superficiel et extérieur avec des forces métaphysiques. Les couleurs sont des forces rayonnantes, génératrices d'énergie qui ont sur nous une action positive ou négative, que nous en ayons conscience ou non. Les anciens verriers utilisaient les couleurs pour créer dans l'espace des églises une atmosphère mystique et supraterrestre et pour transposer la méditation des fidèles dans un monde spirituel. Les effets des couleurs doivent être vécus et compris d'une manière non seulement optique mais aussi psychique et symbolique.
Les problèmes des couleurs peuvent s'étudier à différents points de vue.
LE PHYSICIEN étudie l'énergie des vibrations électromagnétiques ou la manière de se comporter des corpuscules lumineux, qui produisent la lumière, les diverses possibilités de production de phénomènes colorés, particulièrement la décomposition de la lumière blanche en couleurs du prisme et le problème de la couleur des corps. Il étudie les mélanges de lumières colorées, les spectres des divers éléments, le nombre des vibrations et les longueurs des diverses ondes colorées. La mesure et le classement des couleurs relèvent aussi de la recherche physique.
LE CHIMISTE étudie la constitution moléculaire des matières colorantes ou pigments, les problèmes de la conservation des couleurs et de leur résistance à la lumière, les liants et la préparation de couleurs synthétiques. La chimie des colorants englobe aujourd'hui un domaine extraordinairement vaste de la recherche industrielle et de la production.
LE PHYSIOLOGISTE examine les diverses actions de la lumière et des couleurs sur notre système visuel — œil et cerveau — et il étudie les conditions et les fonctions anatomiques de celui-ci. Ici les recherches concernant la vision clair-obscur et la vision de couleurs diverses prennent une importance spéciale. En outre le phénomène des images résiduaires appartient au domaine de la physiologie.
LE PSYCHOLOGUE s'intéresse aux problèmes de l'action de rayonnements colorés sur notre âme et notre esprit. Le symbolisme des couleurs, le choix et les limitations de couleurs subjectifs sont des thèmes importants que la psychologie doit résoudre.
Les effets de couleurs expressifs — Goethe les définit comme les actions sensibles et morales des couleurs — appartiennent également au domaine technique du psychologue.
L'ARTISTE COLORISTE qui veut connaître l'effet des couleurs au point de vue esthétique doit posséder des connaissances aussi bien physiologiques que psychologiques.
Les conditions qui règnent dans l'œil et le cerveau et les rapports entre la réalité des couleurs et leurs effets sur l'homme, telles sont les tâches les plus importantes auxquelles se consacre le créateur artistique. Les phénomènes optiques, psychiques et spirituels sont liés de nombreuses et diverses manières, dans le monde des couleurs et des arts pittoresques.
Les effets de contraste des couleurs et leur ordonnance doivent être la base de l'étude esthétique des couleurs. Pour l'éducation artistique et la science de l'art, pour les architectes et les créateurs de la mode, les problèmes de sensibilité subjective à des couleurs déterminées sont d'une importance particulière.
Le problème esthétique des couleurs peut se considérer à un triple point de vue :
sensible et optique (impression),
psychique (expression),
intellectuel et symbolique (construction).
Il est intéressant de voir comment dans l'ancien Pérou précolombien, dans le style Tiahuanaco les couleurs étaient utilisées symboliquement, alors qu'elles l'étaient expressivement dans le style Paracas et impressionnistement dans le style Chimu. Parmi les styles historiques, certains peuples ont pratiqué les couleurs uniquement en tant que valeurs symboliques, qu'ils aient symbolisé au moyen de couleurs diverses classes sociales ou castes, ou qu'ils aient utilisé des couleurs pour caractériser symboliquement des idées mythologiques ou religieuses.
En Chine, le jaune, la couleur la plus lumineuse, était réservé au Fils du Ciel. Personne d'autre que lui n'avait le droit de porter des vêtements jaunes, le jaune était le symbole de la sagesse et de l'illumination suprêmes. Quand les Chinois s'habillaient de blanc pour le deuil, cela signifiait qu'ils accompagnaient le défunt au royaume de la pureté et des Cieux. Ils n'exprimaient donc pas leur deuil personnel par la couleur blanche, mais en la portant ils aidaient le mort à parvenir au royaume de la perfection.
Quant aux temps précolombiens, au Mexique, un peintre plaçait dans sa composition un personnage habillé de rouge, le Mexicain savait que ce personnage appartenait au dieu de la terre XipeTotec et qu'il relevait donc du point cardinal oriental dont la signification est soleil levant, naissance, jeunesse et printemps. Le personnage n'était donc pas peint en rouge pour des raisons optiques et esthétiques ou comme représentant de valeurs expressives et morales mais sa couleur était de sens symbolique comme un idéogramme ou un hiéroglyphe.
Dans l'Église catholique, la hiérarchie sacerdotale est figurée par des couleurs symboliques jusqu'à la pourpre des cardinaux et au blanc pour le Pape. Pour caractériser les fêtes religieuses, les prêtres doivent endosser des vêtements dont les couleurs font l'objet de prescriptions rigoureuses. Il va de soi qu'un art religieux authentique utilise les couleurs symboliquement.
Si l'on veut étudier la force d'expression des couleurs le Greco et Grunwald sont les grands maîtres.
Le côté optique et impressionniste de l'usage des couleurs a été le point de départ et la base des travaux picturaux de Velasquez et Zurbaran, de Van Eyck et des peintres hollandais de natures-mortes et d'intérieurs, des frères Le Nain, de Chardin, Ingres, Courbet, Leibl et autres. Surtout "profond", Leibl observait d'un œil attentif les plus subtiles modulations des couleurs de la nature et les reproduisait avec la même subtilité sur sa toile. Il ne peignait jamais son tableau sans avoir sous les yeux le motif naturel. Les peintres désignés d'une façon générale sous le nom d'impressionnistes, tels que Manet, Monet, Degas, Pissarro, Renoir et Sisley ont étudié les couleurs locales des choses et les variations de ces couleurs sous l'action de la lumière solaire. Ils négligeront finalement les tons locaux de plus en plus et dirigèrent leurs efforts vers les vibrations colorées, qu'engendrait la lumière sur les objets dans l'atmosphère à différentes heures du jour (Tableau XI). Ce n'est qu'à celui qui aime la couleur que la beauté de celle-ci et son essence la plus secrète se révèlent. La couleur peut être utilisée par n'importe qui, mais elle ne révèle ses secrets intimes qu'à celui qui l'aime avec désintéressement.
Si j'ai parlé de trois points de vue différents pour l'étude des couleurs du point de vue constructif du point de vue expressif et du point de vue de l'"impression", je ne voudrais pas omettre d'affirmer ce qui suit : le symbolisme sans justesse optique et sensible, et sans force psychique et morale serait un formalisme intellectuel exsangue L'effet sur les sens, l'impression, sans vérité spirituelle et symbolique, ni force expressive psychique serait une banalité naturaliste et imitative. L'effet psychique et expressif sans force sensible et optique demeurerait dans le domaine de l'expression sentimentale. Bien entendu chaque artiste doit travailler selon son tempérament et s'affirmer plus ou moins par l'un ou l'autre mode d'action.
Pour éviter des malentendus, je voudrais encore définir plus précisément les notions de "caractères" des couleurs et de "tons" des couleurs.
Par CARACTERE D'UNE COULEUR j'entends sa place ou sa position à l'intérieur du cercle des couleurs ou de la sphère des couleurs. Aussi bien les couleurs pures et sans mélanges que leurs mélanges possibles avec toutes les autres couleurs donnent des caractères de couleurs d'un effet unique. La couleur verte par exemple peut se mélanger avec du jaune, de l'orangé, du rouge du violet, du bleu, du blanc et du noir et par chacun de ces mélanges acquiert un caractère spécial et unique. Aussi, chaque modification d'une couleur par des influences simultanées engendre des caractères de couleur spécifique,
Si nous voulons déterminer le degré de clarté ou d'obscurité d'une couleur, nous parlons de la valeur de sa tonalité. C'est donc le TON DE LA COULEUR que nous désignons ainsi. Nous pouvons varier les couleurs de deux manières, premièrement par mélange de la couleur avec du blanc, du noir ou du gris et secondement par mélange de deux couleurs de clarté différente.
Art de la couleur – Johannes Itten - éditions Dessain et Tolra 1967
On parle de contraste quand, entre deux effets de couleurs à comparer, on peut établir des différences ou intervalles sensibles. Quand ces différences atteignent un maximum, on parle de contrastes d'opposition ou polaires. Ainsi les termes grand-petit, noir-blanc, chaud-froid à leur point le plus élevé sont des contrastes polaires. Les organes de nos sens ne peuvent percevoir que par l'intermédiaire de comparaisons. Nous discernons qu'une ligne est allongée si une autre plus courte se trouve auprès d'elle pour comparer. La même ligne nous parait courte si, pour la comparaison nous en avons une plus longue. De même les effets de couleurs peuvent s'intensifier ou s'affaiblir par des contrastes colorés.
Le problème physiologique des effets de contraste appartient au domaine général de la perception et il ne peut être traité ici.
Quand nous recherchons les modes d'action caractéristiques des couleurs, nous pouvons établir sept effets de contraste différents. Ceux-ci sont si divers dans leurs lois qu'il faut étudier chacun de ces contrastes pour lui-même. Chacun de ces sept contrastes est si particulier et unique dans ses caractères spéciaux et sa valeur de formation, dans son action optique, expressive et constructive, que nous pouvons y reconnaître les possibilités fondamentales de la formation des couleurs.
Goethe, Etezold, Chevreul et Hölzel ont indiqué l'importance des divers contrastes de couleurs. Chevreul a écrit tout un livre sur le "Contraste simultané". Une introduction claire, obtenue par la pratique des exercices, aux effets particuliers de contrastes de couleurs, manquait jusqu'ici. Cette étude des contrastes de couleurs constitue une part importante de mon enseignement des couleurs.
Les sept contrastes de couleurs sont :
Art de la couleur – Johannes Itten - éditions Dessain et Tolra 1967
…Goethe écrit dans son enseignement des couleurs, sur le thème de la totalité et de l'harmonie : "Quand l'œil perçoit la couleur, il est en même temps mis en action et il est conforme à sa nature de faire surgir, aussi inconsciemment que cela est nécessaire, une autre couleur à la place, qui, avec la couleur donnée renferme la totalité du cercle chromatique. Une couleur isolée excite dans l'œil, par son impression spécifique, l'aspiration à l'universalité. Pour devenir conscient de cette totalité pour se satisfaire soi-même, il cherche à côté de tout espace coloré un espace qui ne le soit pas, afin d'y faire surgir la couleur désirée. C'est ici la loi fondamentale de toute l'harmonie des couleurs"…
Art de la couleur – Johannes Itten - éditions Dessain et Tolra 1967
…Mais il est nécessaire que tout élève reçoive un aperçu des principes fondamentaux, que ceux-ci soient pour lui agréables ou non. Il se produit ainsi en lui des tensions naturelles qui provoquent de nouvelles créations. Il est utile et sage de procéder, pour chaque contraste, à des analyses de peintures modernes et anciennes de valeur reconnue. Si l'étudiant découvre les œuvres qui lui parlent directement et qui l'intéressent, il en tirera grand profit. Résultant d'un choix individuel, les peintures feront désormais figures de "maîtres" et l'étudiant prendra clairement conscience de sa situation et de la "famille" à laquelle il appartient. Il s'apercevra de ce que ses "parents" ont fait pour lui et comment ils l'ont fait. L'un se sentira plus attiré vers les maîtres du clair-obscur, l'autre vers les maîtres de la couleur ou ceux de la forme, ceux de la construction architectonique. Les fortes oppositions colorées des expressionnistes ou la tendance des tachistes à dissoudre la forme provoqueront le goût des uns ou des autres…
Johannes Itten « Art de la couleur », éd. dessain et Tolra , éd. abrégée